11 août 2005.
Naim Mahmoud Abu Hanoun est un homme fier mais son esprit a été pratiquement brisé par ces quatre dernières années où il a vécu de la farine, du riz et des haricots fournis par les Nations Unies et l’Arabie Saoudite.
Debout devant un spectacle désolé et inutile de bateaux pourrissants, certains enterrés aux trois quart dans le sable et le tracteur rouillé qui était auparavant utilisé pour les remonter sur la plage, il dit qu’il « compte le moment » où le gouvernement israélien commencera à retirer les 8.500 colons juifs de Gaza la semaine prochaine.
Cet endroit était à une époque un des terrains de pêche les plus prospères de la Méditerranée orientale. Dans le hangar délabré qu’il avait l’habitude de garder méticuleusement rangé, M. Abu Hanoun (55 ans) montre un amas de lampes abandonnées avec leurs grands réfracteurs convexes en métal et explique comment ils attiraient les bancs nocturnes de sardines dans les filets de leurs flottilles locales et qu’une centaines de pêcheurs les réfrigéraient à bord avant de les vendre au marché de Khan Yunis pour 100 shekels* la caisse. Si la nuit était bonne ils pouvaient remplir 200 caisses. Jusqu’en janvier 2001, dit-il, « nous pêchions au large de 12 à 25 km dans la mer, selon la situation (politique et militaire) du moment. Maintenant, il n’y a plus rien ».
Cette date est celle où Roni Tsalach, un colon juif, a été assassiné par un Palestinien qui travaillait pour lui. « Nous étions environ 20 bateaux au large sur la mer et un navire militaire s’est approché et nous a dit de revenir au rivage ». Depuis lors, l’armée a imposé une limite de 200 mètres de la côte, ce qui ne sert à rien pour des pêcheurs professionnels au large comme M. Abu Hanoun.
« Ils nous ont dit que si nous voulions pêcher, nous devions descendre vers la côte de Rafah » dit-il. « Mais nous avons tous refusé car nous pensions que la plage allait être prise pour les colonies ».
Les peurs des pêcheurs sont compréhensibles. Car ici, c’est al-Mawasi, une bande de terre de 12 sur 1 km coincée entre la mer et les colonies juives qui forment le Gush Katif, le plus grand bloc à Gaza.
Entre ici et la ville palestinienne de Khan Yunis à laquelle les pêcheurs disent appartenir, et où vivent beaucoup de membres de leurs familles, se trouve la colonie de Neve Dekalim. A 200 mètres de là se trouve Shirat Hayam, un poste avancé côtier construit parmi les ruines de villas de vacances égyptiennes d’avant la guerre des six jours de 1967, date à laquelle Gaza avait été occupée par Israël. Il n’est pas sûr que les Israéliens permettent de rétablir les limites de pêches proches du niveau de celles d’avant l’Intifada mais M. Hanoun dit avec optimisme : « Quand l’Autorité Palestinienne nous contrôlera à nouveau, alors je pourrai pêcher à nouveau ». Mais il aura besoin de près de 10.000$ pour restaurer ses bateaux et leur équipement. Chaque jour, pendant une année après l’interdiction de pêche, il est descendu à la plage pour les entretenir, puis a abandonné en désespoir de cause.
Maintenant, pour aller à Khan Yunis, M. Abu Hanoun doit traverser Tufakh, le seul check-point qui fonctionne pour sortir d’al-Mawasi. Comme son père avant lui, il est à la fois fermier et pêcheur. Depuis six mois, il n’a plus le droit d’aller à Khan Yunis parce que l’un de ses fils, membre du Fatah, a été arrêté à cette date et accusé d’avoir comploté en vue de tuer un colon. « Si cela avait été vrai, alors il aurait été condamné à perpétuité » dit le père.
Mais dans tous les cas, dans une zone riche en goyaves, figues, tomates, piments, patates douces et aubergines, il a été presque impossible d’amener les marchandises au marché. L’ami de M. Abu Hanoun, Kamel Zorab (53 ans) dit : « Il y a trois ans, nous pouvions amener les goyaves à Khan Yunis et les vendre pour 20 shekels la caisse. Maintenant j’attends parfois cinq jours pour passer la marchandise par le check-point et les goyaves pourrissent. Je suis obligé de les vendre ici pour deux shekels la caisse ou de les donner ».
Les marchandises sont transportés par le check-point, uniquement piéton, « dos-à-dos » ce qui signifie que chaque camion doit être déchargé, article par article puis rechargé de l’autre côté.
En 2003, l’organisme israélien des doits humains, B’Tselem, a écrit dans un rapport sur al-Mawasi appelé « Une vie impossible dans une enclave isolée où les restrictions de l’armée ont réduit les transports de marchandises vers Khan Yunis de 90%, créant une perte énorme de revenus pour les fermiers qui ont été obligés de jeter une grande partie de leur production ou de les laisser pourrir ».
Samedi dernier, le check-point a été fermé par l’armée pendant cinq jours parce que des boites en fer blanc suspectes avaient été trouvées sur une section de la plage utilisée par des colons. L’armée qui dit qu’elle doit prévenir des infiltrations de personnes qui pourraient utiliser al- Mawasi comme couverture pour attaquer des soldats et des colons, insiste que la plupart des délais sont provoqués par des travailleurs et d’autres qui arrivent sans autorisations préalables et qui doivent être refoulés, mais que ceux qui ont des permis passent.
Ce qui est frappant c’est que les problèmes d’al-Mawasi sont une version en miniature de ceux de Gaza même. Peut-être le plus important des négociations encore très tendues qui sont menées par James Wolfensohn, l’envoyé spécial du président Bush, est de savoir quel accès aura l’économie en marasme de Gaza vers les marchés extérieurs après le désengagement, y compris Israël et la Cisjordanie.
Au point de passage de Karmi, également un « dos-à-dos », on parle d’un équipement de scanning construit par la Chine et cher, qui accélère de beaucoup le passage des marchandises hors de la Bande. Mais al-Mawasi depuis longtemps négligé est un ‘Gaza’ à l’intérieur de Gaza et depuis longtemps exclu même de l’important marché (quoique très touché par la pauvreté) du reste de la Bande. Et M. Abou Hanoun peut au moins garder l’espoir de reconstruire une sorte de commerce agricole. M. Zorab craint qu’al-Mawasi ne s’améliorera pas. "Ils pourraient fermer Gaza. Nous sommes actuellement dans une prison et pourrions nous retrouver dans un prison encore plus grande ".
La question des douanes frontalières provoque des discussions intenses entre les Palestiniens et Israël qui s’est déclaré hostile à tout type de régime qui permettrait la contrebande (y compris d’armes) dans Gaza. Mais pour reprendre la métaphore de la prison, al-Mawasi se retrouverait au moins hors de ‘l’isolement carcéral’.
Ceci dit, ses problèmes sont si aigus qu’al-Mawasi aura besoin de l’aide de base si elle doit se réhabiliter après tant d’années de négligence et d’isolement.
A aucun autre endroit la juxtaposition de deux réalités alternatives, israélienne et palestinienne, n’est aussi apparente qu’ici. Vous pouvez le voir des deux côtés de la barrière qui protége Shirat Hayam ; les Volvo des colons et les camions pick-up d’un côté, les charrettes tirées par des ânes sur la route à quelques mètres de là, de l’autre côté.
Où les serres palestiniennes vides, inutiles par manque de marchés, sont à une proximité frappante des serres régies par ordinateur haute technologie des colons, leurs fruits, légumes et plantes d’intérieur destinés à passer facilement à travers le check-point de Kissufim et au-delà, vers les marchés d’exportation. Où les cabanes cassées des Palestiniens et les Bédouins d’al-Mawasi sont à portée de vue des villas aux toits rouges, bien ordonnées, et des jardins de la colonie de Neve Dekalim.
Vous pouvez aussi le voir dans la partie la plus au Sud dans le secteur de Rafah d’al-Mawasi où flotte le drapeau égyptien à une distance de 100 mètres de la cabane où Halima Abu Audeh (57 ans) et son mari Ibrahim (63 ans) ont élevé leurs 12 enfants. De l’électricité parvenant d’un générateur de l’Autorité Palestinienne ne fonctionne que quatre heures par jour. Malgré les températures de 32° et plus, il n’y a pas de réfrigérateur. Et là où devraient se trouver les fenêtres il n’y a que des trous dans les murs.
Mme Abu Audeh pleure bruyamment en racontant comment son fils de 19 ans a eu le droit de traverser pour aller à la ville principale de Rafah il y a huit mois de ça pour se faire soigner, mais qu’il n’a pas pu revenir. « Cela fait trois mois que nous essayions de le faire revenir » dit-elle. « Il n’a nulle part où aller. Il vit en allant de maison en maison ».
Mais quand Gaza sera de nouveau totalement palestinienne, il n’aura certainement pas de problèmes pour revenir, n’est-ce pas ? Bizarrement, comme la plupart des colons intransigeants, elle doute encore que le désengagement se fera. « Nous ne croyions pas que les colons sont en train de partir. Je croirai la nouvelle quand je la verrai par moi-même ». Leur fils Hani dirige un coiffeur barbier de fortune dans la maison. « Certaines personnes me donnent 3 shekels pour une coupe de cheveux » dit-il. « Certaines n’ont pas d’argent ». Alors que le couple offre de délicieuses figues (mais invendables) provenant de leurs arbres dans leur petit jardin, M. Abu Audeh parait sombre sur les perspectives même après le désengagement. « Je n’escompte pas qu’il ait du travail après le départ des Israéliens » dit-il.
Ici, M. Abu Audeh met le doigt sur un paradoxe : les colons ont fourni du travail à quelque 5.000 habitants d’al-Mawasi, emplois qui disparaîtront avec leur départ. Khamel Zorab dit prudemment : « Certains personnes pensent que cela sera pire quand les colons s’en iront à cause du travail ». En tant que concessionnaire de voiture en même temps que fermier, il nous montre une Mercedes qu’il vient juste d’acheter à un colon sur le départ.
Son cousin, Mahmoud Zorab raconte que sa femme enceinte a dû attendre au check-point de Tufakh (ce que les habitants disent être habituel) jusqu’au moment où le travail d’accouchement a commencé ; son fils est donc né handicapé. Il parle couramment en hébreu sur son portable avec un colon au sujet de mobilier qu’il va lui acheter avant le désengagement.
Il y a aussi la peur que les colons extrémistes passent leur rage au moment du désengagement sur al-Mawasi. En juin, un Palestinien d’ici a été gravement blessé lors des échauffourées avec des colons ce qui a incité Ariel Sharon à faire évacuer par l’armée les extrémistes anti-désengagement qui s’étaient infiltrés dans un hôtel abandonné qu’ils utilisaient.
Les canalisations d’eau d’al-Mawasi ont été brisées et certains disent que des colons avaient lancé des pierres sur leurs maisons. La plupart des habitants d’al-Mawasi semblent attendre avec impatience le moment où les colons quitteront pour la première fois le territoire palestinien occupé depuis 35 ans.
Samir Hanoun, un travailleur social, est inquiet au sujet de la confrontation entre l’armée et les colons et entre les colons et les Palestiniens. Mais est-il encore favorable au désengagement ? « Bien sûr. Pensez-vous que quelqu’un à qui on offre la liberté, la refuserait ? ».
Fathi Hasan Abu Khrais, directeur de l’école surpeuplée de al-Mawasi, dit que les étudiants n’ont pas le droit d’aller à Khan Yunis ou à Rafah et ainsi 1.400 élèves sont entassés dans 32 classes avec jusqu’à 60 élèves par classe.
Avec seulement 16 salles de classe, ils doivent apprendre à tour de rôle. Les livres scolaires sont désespérément rares ; on n’enseigne pas la science et les professeurs doivent enseigner des sujets pour lesquels ils n’ont pas la qualification.
Au contraire de la pratique et la religion en Palestine, les écoles sont mixtes. Quand on lui demande s’il attend avec impatience le départ des colons, M. Abu Khrais répond que lui aussi, compte les secondes.
* 100 shekels =17 euros